lundi 18 janvier 2010

Qu’est-ce que le libéralisme, au juste ?

J’ai lu avec un intérêt tout particulier le livre récent de Catherine Audard « Qu’est-ce que le libéralisme ? ». En effet, un an plus tôt, j’avais publié un article éponyme à peu près 30 fois plus court, qui me semblait donner une réponse plus que complète à cette question. Que pouvait-elle dire de plus, ou de différent,en 840 pages ?


Le livre commence bien. Sa description du libéralisme classique tel que défini par Locke souligne bien ses origines, ses fondements éthiques et non économiques et ses présupposés anthropologiques optimistes, et non pessimistes comme les antilibéraux le disent trop souvent.

Mais voilà, tout ça est dit alors que nous avons à peine dépassé la page 70. Et la suite se gâte. Passons sur la prééminence donnée aux auteurs anglophones en ne faisant pas leur juste place aux penseurs libéraux français. Plus le livre avance, plus il présente comme libérales des doctrines différentes, ce qui est conforme à l’évolution des usages du mot mais aboutit à couvrir d’une même étiquette des notions différentes voire incompatibles et même opposées.

On y mélange l’histoire des idées et l'histoire des usages du mot, le libéralisme en tant que philosophie et le libéralisme en tant que programme politique. La philosophie est certes influencée par l'environnement intellectuel du moment, mais elle vise une doctrine indépendante des circonstances de temps et de lieu, alors que tout programme politique est déterminé par les circonstances. L’une décrit un idéal de société, l’autre propose des actions qui ont quelque chance de faire passer une société particulière de son état actuel à un état un peu plus proche de cet idéal. Une même personne peut professer que le niveau de prélèvements obligatoires ne doit pas dépasser 10% de la richesse produite, et proposer dans le même temps un programme (immédiatement étiqueté « ultralibéral ») qui fait passer ce niveau de 56% à 50% ; ça ne veut pas dire qu'elle pense que 50% est le bon niveau.

Autre confusion : entre le domaine de la morale individuelle et celui de l’organisation sociale. Entre dire « il faut faire telle chose » et « untel (l’Etat en l’occurrence) doit contraindre à faire telle chose », il y a toute l’épaisseur d’un énorme problème philosophique dont la réponse définit justement le libéralisme. Or Catherine Audard, en posant la question de la solidarité, semble reprocher au libéralisme classique de ne pas bien répondre à la question de la cohésion de la société en ne proposant pas un idéal auquel tous se rallieraient. L’exposé glisse ainsi progressivement vers un éloge de la social-démocratie, de la solidarité et des droits positifs, même si l’auteur(e) revient in fine à de meilleurs sentiments en concluant que le libéralisme est nécessairement pluraliste.

Au bout du compte, le lecteur qui croyait (naïvement) que le livre apporterait une réponse à la question posée par son titre ressort de sa lecture plus perplexe qu’avant, si même ce n’est pas avec des idées fausses, chacun pouvant y trouver confirmation que sa doctrine préférée est le « vrai » libéralisme. Le titre aurait dû être « quels sens différents a-t-on donné au mot « libéralisme » au cours de l’Histoire ? » ou « variations sur le mot libéralisme ».

Mais pour filer l’analogie musicale, si les variations sont érudites et intéressantes, quel est exactement le thème ?

Je propose une réponse simple : toute doctrine qui inclut des préconisations relatives au comportement humain a une part positive – ce qu’elle dit de faire – et une part négative – ce qu’elle interdit de faire. Pour prendre des exemples dans le Décalogue, le commandement « honore ton père et ta mère » est positif, « tu ne tueras pas » est négatif. Or tout précepte, surtout s’il est positif, soulève la question : comment traite-t-on ceux qui ne le respectent pas ? Quelle est la réponse de la doctrine à cette dernière question ? Si c’est « on les laisse faire, sauf si on est soi-même victime de ces actions », la doctrine est libérale. Si c’est « il faut que la société les force à les respecter », elle ne l’est pas.

On retrouve ainsi le précepte fondamental du libéralisme sous sa forme négative : « aucun être humain n’a le droit de priver un autre être humain de sa liberté d’agir comme il l’entend conformément à ses aspirations, à sa situation et à ses capacités». Ce noyau minimal de préconisations négatives est ce qui permet à des individus qui respectent des préconisations positives différentes de coexister aussi harmonieusement que possible.

Le problème qu’essaie de résoudre le libéralisme est : comment des individus différents tant par leurs idéaux, leurs objectifs et leurs préférences que par leurs moyens peuvent-ils coexister pacifiquement et harmonieusement ? La réponse de Locke, qui ne posait la question qu’à propos de la seule religion, est la séparation entre pouvoir civil et pouvoir religieux. C’est une sorte de distillat de libéralisme sous la forme d’une éthique des moyens : oui à la persuasion et à l’argumentation, non à la contrainte et à la pénalisation (« it is one thing to persuade, another to command; one thing to press with arguments, another with penalties »), que les successeurs de Locke ont généralisée à tous les domaines.

L'essence du libéralisme, ce n’est pas de proposer un idéal, mais de limiter les moyens que chacun, et au premier chef le pouvoir, peut utiliser pour approcher de l’idéal qu’il se propose ou que les citoyens lui demandent de réaliser. Il pose des interdits à l’action, mais ne prend pas parti sur les finalités. C’est une éthique des moyens, pas des fins. Il ne prétend pas apporter de solutions toutes faites à tous les problèmes de la société, mais laisse chacun libre de choisir ses propres solutions dans la mesure où il ne cherche pas à les imposer aux autres. C’est une doctrine surplombante, pas une doctrine totalisante.

Ce libéralisme essentiel est compatible avec toutes les doctrines qui respectent ce noyau. Deux personnes peuvent avoir des avis opposés sur une même question, elles n’en seront pas moins toutes deux libérales si elles s’interdisent et interdisent aux autres, y compris l’Etat, de contraindre l’autre à penser et à agir comme elles le préconisent. A l’inverse, ceux qui, tout en professant que la liberté est la valeur suprême, pensent qu’on peut l’imposer par la contrainte ne sont pas libéraux, à l’image de Hobbes et Rousseau avec son célèbre « on les forcera à être libres ».

Avec cette clef de lecture, on peut mieux apprécier la somme de Catherine Audard. Bien sûr, si on la lit en pensant que son sujet, c’est la question posée dans le titre, alors 80 à 90% de l’ouvrage est au mieux hors sujet, au pire erroné. Mais l’erreur, c’est le titre.

10 commentaires:

  1. Auriez-vous aussi un avis sur le récent livre de Michel Guénaire : http://www.editions-perrin.fr/fiche.php?F_ean13=9782262036089 ? Merci.

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  2. Pas lu le livre de Guénaire
    Je crois qu'il se dit libéral, mais d'après ses prises de positions antérieures, c'est un drôle de libéral qui pense qu'en France l'Etat ne régule pas assez le marché et voudrait qu'il intervienne plus dans l'économie !
    D'un autre côté, le choix d'auteurs pour son anthologie est sympathique (du moins ce qu'en dit la notice...) et le résumé que donne l'éditeur "les deux familles du libéralisme politique et du libéralisme économique ne s'opposent pas, mais sont liées par une même morale de la liberté." est tout à fait exact. Je suis curieux de voir comment il réconcilie ses appels à plus d’État avec les thèses des auteurs qu'il semble considérer comme les pères fondateurs du libéralisme.

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  3. Encore moi ! J'ai débuté la lecture du livre de J. H. Huebert intitulé "Libertarianism Today", qui retient une approche autrichienne du libéralisme. J'en suis au chapitre 6 et il me laisse une bonne impression pour l'instant. L'auriez-vous lu ? En auriez-vous un avis ? Merci.

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  4. Non je n'ai pas lu le livre de Huebert. Peut-être pourriez-vous me dire si et en quoi ce qu'il écrit diffère de ce que je dis dans l'article (par courrier privé si vous préférez)

    En revanche, j'ai lu le livre de Michel Guénaire sur lequel vous m'interrogiez. J’y avais trouvé une bonne anthologie, encore qu’inférieure à celle de Pierre Manent, précédée d’une étrange introduction qui commence par affirmer sans discussion « Il y a deux libéralismes » (p 13), puis enchaîne sur cette collection de perles « la formation du libéralisme a été séparée entre le libéralisme politique, qui exprimait la pensée de la liberté politique, et le libéralisme économique, qui désignait une économie reposant sur la liberté de échanges. Ces deux libéralismes n’ont pas œuvré dans le même sens, le premier se chargeant avec le temps de propositions pour une organisation de plus en plus rationnelle de la cité, alors que le second voyait sa doctrine déclinée dans des théories définissant une économie de moins en moins organisée. Le libéralisme politique tendait vers un ordre délibéré de la société, tandis que le libéralisme économique s’orientait vers le désordre naturel du marché », ou encore « La mondialisation n’est-elle pas une entreprise dirigée contre le libéralisme politique ? », pour finalement conclure que « les deux libéralismes n’en font qu’un par la morale qui fut, est et restera sous-jacente à leur démonstration » (p 90)

    Autrement dit, Guénaire semble penser que tout ordre ne peut être qu'imposé par une autorité extérieure, et ignorer complètement la notion d'ordre spontané.

    Entre les deux, on trouve un texte plus nuancé qui se garde bien d’expliquer pourquoi il y aurait deux libéralismes, et présente un bon résumé de l’histoire des idées libérales qui montre exactement le contraire, bien qu’il introduise en cours de route au moins deux ou trois autres « libéralismes » plus ou moins clairement définis.

    Au total, j’ai pensé qu’on pouvait lui pardonner le titre et la préface à cause de la conclusion. Après tout, si Michel Guénaire a jugé bon de commencer par feindre d’être d’accord avec les ignorants pour leur faire lire Locke, Montesquieu, Turgot, Constant et Hayek et conclure en quatrième de couverture « Les deux familles du libéralisme politique et du libéralisme économique ne s’opposent pas, mais sont liées par une même morale de la liberté », pourquoi pas ?
    (la suite au post suivant)

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  5. (suite du post précédent)

    Et puis je suis tombé par hasard sur une interview sur le site Canal Académie. qui à mon avis est un sommet de confusion. Il y introduit le terme « ultralibéralisme » qui n’apparaît nulle part dans son livre et dit « le néo-libéralisme a trahi l’aventure du libéralisme ». Il utilise le même mot de libéralisme pour désigner d’une part un corps de doctrine développé par de grands auteurs, philosophes et économistes, pendant plusieurs siècles, et d’autre part une pratique de certains acteurs économiques et sociaux contemporains, qu’il appelle « libéralisme économique » ou « néolibéralisme », mais à laquelle on ne peut associer aucun corps de doctrine et aucun auteur libéral au premier sens du terme. En effet, aucun auteur libéral n’a théorisé ni recommandé le comportement que Guénaire dénonce (voir les textes de son anthologie).

    Or cette même expression « libéralisme économique »désigne aussi un courant de pensée économique apparu en même temps que le libéralisme « politique » et qui n’est autre que l’application de celui-ci aux questions économiques, mais qui ne que concerne l’organisation économique de la société, et ne prescrit aucunement le comportement personnel des acteurs, et en tous cas pas celui que Guénaire dénonce.

    Pourquoi ce discours incohérent ? Si on fait l’hypothèse que Guénaire est un homme cultivé et intelligent, ce qu’indique son choix de textes, je pense qu’il ne peut pas s’empêcher de sacrifier au politiquement correct, qui commande de condamner sans appel le libéralisme économique tout en se disant attaché (dans une certaine mesure) au libéralisme politique, d’où toutes ces contorsions intellectuelles pour pouvoir dire qu’ils s’opposent.

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  6. Merci.

    J'ai commencé à lire la préface du livre de Guénaire cet été dans le canapé confortable d'une librairie à Vannes et me souviens de deux de mes réactions : (a) il parle au début de "désordre naturel du marché" alors que (en effet) on pourrait lui opposer l'ordre spontané du marché, et (b) son opposition entre libéralisme politique et libéralisme économique n'est-elle pas artificielle ? Je me suis arrêté au bout de dix-quinze pages, le soleil étant revenu ! 8)

    Concernant le livre de Huebert (que je n'ai pas terminé), par rapport à votre texte de 2008 pour Sociétal (qui est une référence pour le modeste apprenti libéral que je suis), c'est aussi une introduction mais avec une approche plus appliquée et en référence permanente à la situation américaine passée et contemporaine. Il définit d'abord le libéralisme qu'il retient (plus proche de l'école économique autrichienne que celle de Chicago, notamment concernant les questions monétaires), puis entre plus encore dans le concret : les libéraux ne sont ni de droite, ni de gauche ; le libéralisme n'est pas responsable de la crise actuelle, l'avait prédite, etc. ; la position des libéraux vis-à-vis des drogues, des questions de santé, des questions d'éducation, etc. Ma lecture des cinq ou six premiers chapitres m'a laissé une bonne impression globale (clair, concis, instructif...) et je prends la liberté de vous le conseiller humblement.

    Encore merci.

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  7. Encore moi ! Encore un ouvrage que vous auriez peut-être lu et pour lequel vous pourriez me donner votre avis... : auriez-vous lu, d'un certain Daniel Tourre, son "Pulp Libéralisme, la tradition libérale pour les débutants" aux éditions Tulys ? Merci.

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    1. Non je ne l'ai pas lu. Mais je sais que Daniel Tourre tient un blog Le libéralisme pour les nuls (http://www.dantou.fr/) dont ce livre est probablement une transcription, et je suis la plupart du temps d'accord avec ce qu'il dit sur ce blog.

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  8. J'ai commencé à lire le livre de Daniel Tourre. Pour une introduction, malgré des maladresses et parfois un peu trop d'enthousiasme, c'est pas mal du tout et clairement original.
    Le livre Libres ! sort bientôt et vous y êtes contributeur. L'auriez-vous lu en entier ? Qu'en pensez-vous ?
    Merci.

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    1. Libres! est intéressant par la diversité des points de vue, des angles d'approche et des styles. Le verso de la médaille, c'est que c'est assez inégal. Mais c'est la loi du genre, et au total je pense que c'est une excellente initiative.
      Comme Pulp Libéralisme, et dans une certaine mesure mon "B.A. BA d'économie", ça s'inscrit dans une série d'efforts pour faire connaître les positions libérales à un moment où le pays en a bien besoin, en utilisant pour ça des techniques différentes pour atteindre au total un public aussi large que possible.

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