samedi 20 mai 2017

Un réalisme réaliste



Toujours dans Rationalité Limitée, Antoine Belgodere répond à mon commentaire sur un passage d’un livre de Daron Acemoglu cité par Cyril Hédoin à propos du réalisme des modèles économiques, en me renvoyant à propos de mon dernier livre les critiques d’ailleurs assez mineures que m’inspire la thèse d’Acemoglu. Étant donné la longueur de ma réponse, je la publie ici.

Dans mon B.A. BA, j’aurais pu adopter le style des économistes : au lieu de parler d’une brouette de choux, j’aurais pu écrire « un certain nombre d’exemplaires d’un bien A », et au lieu d’un panier de saucisses, « un certain nombre d’exemplaires d’un bien B ». Mais à mon avis ça aurait dérouté le lecteur auquel je m’adresse, qui est l’homme de la rue armé de sa seule expérience et sans aucune culture économique livresque, et ça l’aurait peut-être dissuadé de lire la suite, ce qui vous en conviendrez aurait été dommage....
Mais je pense que cet homme de la rue comprend plus ou moins explicitement que les mots « choux » et « saucisses » ne sont ici que des symboles, tout comme « bien A » et « bien B », et qu’on pourrait les remplacer par les noms de n’importe quels autres biens sans changer la suite du raisonnement, de même qu’on pourrait remplacer « je » par « un agent X » et « Pierre » par « un agent Y ».
Autrement dit, je pose une situation que l’économiste décrirait par « un agent X qui possède un certain nombre d’exemplaires d’un bien A échange avec un agent Y qui possède un certain nombre d’exemplaires d’un bien B », mais en utilisant d’autres symboles. L’important est que le lecteur que je vise comprenne et admette que cette situation abstraite se rencontre fréquemment dans la réalité concrète, par exemple quand sa petite fille Elsa qui a les poches pleines de bonbons rencontre dans la cour de l’école son copain Jules avec un paquet de Carambars, ou quand le vieil Elvin, dans sa maison de retraite, échangera trois disques d’Adamo contre un livre de Raymond Queneau, et que ce que je dis avec les mots choux et saucisses reste vrai dans le cas d’Elsa, de Jules, des bonbons et des carambars, des vieux disques et des vieux livres.

De même, à propos de la deuxième objection, je ne dis nulle part comment mes agents ont acquis ces biens. Je cultive peut-être les choux alors que Pierre a acheté ses saucisses chez Carrefour. C’est peut-être sa maman Sophie qui a donné les bonbons à Elsa, qui les a donc obtenus gratuitement, alors que Jules les a en effet achetés dans une grande surface au prix que celle-ci a imposé. Mais ça ne change pas la situation abstraite dont je pars, ni la suite du raisonnement.

Autrement dit, j’expose bien un cas abstrait, donc d’une certaine façon « non réaliste », mais dont il est très facile d’observer d’assez nombreuses instances concrètes pour que l’étude de ce cas ait a priori une pertinence pour l’analyse de la réalité observable, ce qui n’est pas le cas par exemple (au hasard...) de l’homo economicus rationnel et omniscient, ni du marché « pur et parfait » de la tradition walrasienne.

Donc pour répondre à la première objection, si, je me soucie avant tout du réel, et ceci doublement :

  • d’abord en choisissant des cas qui sont au sens propre des abstractions d’une classe significative de cas réels observables, c’est à dire ces cas réels eux-mêmes, dépouillés d’un certain nombre de circonstances particulières, mais sans introduire d’hypothèses qui perturberaient la relation entre le cas abstrait et les cas concrets qu’il représente,
  • ensuite en utilisant une symbolique réaliste pour noter ces cas abstraits, afin que le rapport de l’abstrait au concret reste présent à l’esprit du lecteur (la technique utilisée pour cela étant adaptée au lectorat visé).

Il me semble que cette définition de ce que j’appelle ici « réalisme » répond également aux deux autres objections sans que j’aie besoin d’expliciter comment. A la troisième objection, je répondrais que bien sûr, avant de hasarder des préconisations relatives aux politiques publiques, il faudrait compléter l’analyse en analysant aussi d’autres cas. La question devient alors quels cas sont nécessaires et suffisants pour aboutir à des conclusions du premier ordre (au sens mathématique du mot) et quels cas supplémentaires sont de nature à introduire des correctifs de second ordre ou de troisième ordre à ces conclusions

Mais allons un peu plus loin, ce qui rejoindra des discussions que j’ai eues précédemment en d’autres lieux. Je présente une situation d’échange, et un contradicteur imaginaire me dit « il en existe d’autres, par exemple l’achat dans les grandes surfaces ». Il pourrait donc dire non seulement « votre exemple est irréaliste », à quoi j’ai répondu ci-dessus, mais de plus « et il n’est pas représentatif ». Ce à quoi je réponds : oui en effet il existe d’autres situations que mon « modèle » ne couvre pas, qu’on peut également analyser en utilisant une démarche analogue. La question est de savoir quelle panoplie de cas abstraits il faut analyser pour couvrir un ensemble de cas concrets suffisamment représentatif de la réalité observable.

L’approche que j’appelle walrasienne, qui domine encore une bonne partie de l’orthodoxie, vise à construire une « théorie du tout » économique (qu’est-ce que l’équilibre général sinon ça ?), ce qui, bien qu’on la considère comme de la micro-économie, l’apparente en fait à la macro. Or elle ne peut le faire, du moins dans un premier temps, qu’au prix d’une extrême simplification de l’image des transactions élémentaires. Elle veut une image unique et simple de l’agent économique et du bien économique, et une image unique des situations (par exemple d’échange) dans lesquelles ils peuvent se trouver.

Au contraire l’approche classique (et autrichienne) est une théorie des actes élémentaires. Elle consiste à partir de l’observation de la réalité, et à constater qu’il existe une grande variété d’agents, de biens et de situations non réductibles à un modèle unique, ce qui, joint à l’observation (encore) qu’il n’existe pas de grandeurs proprement économiques qui soient mesurables, conduit rapidement à la conclusion qu’il est impossible de faire une théorie du tout. C’est me semble-t-il la différence la plus profonde entre la conception « orthodoxe » de l’économie et la conception « classico-autrichienne ».

Au total, la question n’est pas de savoir si on peut/doit raisonner sur des cas (des modèles) simplifiés ou abstraits. Par exemple, mon mentor Mises écrit : « The specific method of economics is the method of imaginary constructions. ... Even imaginary constructions which are inconceivable, self-contradictory, or unrealizable can render useful, even indispensable services in the comprehension of reality, provided the economist knows how to use them properly. ...In confronting the imaginary constructions with reality we cannot raise the question of whether they correspond to experience and depict adequately the empirical data. We must ask whether the assumptions of our construction are identical with the conditions of those actions which we want to conceive.... The main formula for designing of imaginary constructions is to abstract from the operation of some conditions present in actual action. Then we are in a position to grasp the hypothetical consequences of the absence of these conditions and to conceive the effects of their existence.  » (Human Action, XIV,2)

La question est de savoir comment on construit ces modèles. Le fait-on de façon arbitraire, avec pour seule contrainte la possibilité de les manipuler à l’aide des outils admis par la communauté, et en espérant que l’analyse qu’on en fait puisse un jour servir à quelque chose, quitte si ce jour tarde trop à prétendre contre toute évidence qu’il existe bien une réalité qui ressemble au modèle, ou à forcer un peu la réalité à se conformer au modèle, ou à prétendre qu’on peut « performer » le modèle ? Ou bien les construit-on par une véritable opération d’abstraction à partir de l’observation attentive de la réalité ?

Maintenant, si Cyril le permet, vous pouvez y aller de vos critiques à vous ...

5 commentaires:

  1. Réponse courte, désolé, je ne peux pas répondre à tout :

    * d'abord, d'accord avec le fait que les choux et les saucisses soient une façon pédagogique de dire "soit les bien x et y...", c'est d'ailleurs bien ce que je voulais dire en faisant le parallèle avec la démarche d'Acemoglu.

    * sur le fond, l'important est dans le :

    "d’abord en choisissant des cas qui sont au sens propre des abstractions d’une classe significative de cas réels observables, c’est à dire ces cas réels eux-mêmes, dépouillés d’un certain nombre de circonstances particulières, mais sans introduire d’hypothèses qui perturberaient la relation entre le cas abstrait et les cas concrets qu’il représente"

    Ce qu'il faut bien comprendre c'est que, fatalement, et les autrichiens n'échappent pas à la règle, il y aura toujours des désaccords sur l'effet de la disparition des circonstances particulières que vous évoquez. Et pourtant, cette disparition est nécessaire si l'on veut faire un travail d'abstraction (c'est presque une tautologie !). Théoriser, c'est abstraire. Abstraire, c'est éliminer des détails. Quand vous faites de l'abstraction, vous avez l'impression que les détails que vous éliminez sont sans importance. Quand quelqu'un avec qui vous êtes en désaccord fait de l'abstraction, vous pouvez avoir l'impression que les détails qu'il élimine sont cruciaux, alors même que cette personne les juge mineurs. Vous êtes bien en droit de discuter du choix des détails à conserver ou à éliminer, mais il est vain de décréter que votre interlocuteur n'a pas le sens des réalités parce qu'il fait des abstractions, alors que vous-même l'avez. En l’occurrence, si l'histoire des choux et des saucisses a une telle importance dans votre vision de l'économie, c'est sans doute parce que vous considérez que de nombreux actes économiques, abstraction faite de leurs particularités, peuvent s'analyser à travers le prisme de cette parabole, ou de ce modèle. Les gens qui ne sont pas d'accord avec les autrichiens estiment qu'un grand nombre de phénomènes économiques réels ont des caractéristiques trop éloignées de ce modèle pour que celui-ci permette de les analyser.

    * Dernier point : j'ai de l'orthodoxie une vision bien différente de la vôtre. Celle que je connais étudie une myriade de cas différents, à chaque fois inspirés par des situations réelles concrètes, sans vouloir être une théorie du tout. Walras et Marshall ont donné un cadre général, mais ce cadre est systématiquement torturé par les orthodoxes pour qu'y entrent les objets d'étude spécifiques qui les intéressent.

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  2. D’accord sur l’abstraction : « Abstraire, c'est éliminer des détails. ».

    Marshall a écrit (Principles, V, XII, 3) : « If we include in our account nearly all the conditions of real life, the problem is too heavy to be handled; if we select a few, then long-drawn-out and subtle reasonings with regard to them become scientific toys rather than engines for practical work. »

    Il s’agit bien d’arbitrer entre le réalisme et la « traitabilité », c’est à dire entre la pertinence et la rigueur du raisonnement. Dans ce continuum, les orthodoxes se situent du côté traitabilité/rigueur et les autrichiens, avec les classiques, du côté réalisme/pertinence.

    D’accord le choix d’une position est affaire de jugement. Mais le processus d’élimination des détails suppose qu’on parte d’une bonne connaissance de la réalité avec précisément tous ces détails, et tout particulièrement ceux qu’on élimine. Si vous éliminez un détail que je trouve important, c’est à vous de montrer que les conséquences de cette élimination sont mineures. Je dirai que mon interlocuteur manque du sens des réalités s’il n’en est pas capable parce qu’il ne connaît pas suffisamment cette réalité.

    La parabole des choux et des carottes me semble fondamentale pour deux raisons : le cas abstrait qu’elle illustre représente des cas concrets très fréquents, et elle peut elle-même servir de base à l’étude d’autres cas. Par exemple, le cas de l’achat dans une grande surface correspond au cas particulier où un des échangistes veut vendre à un prix fixé d’avance, à l’exclusion de tout autre. C'est en tous cas par là qu'il faut commencer dans un ouvrage élémentaire comme le mien.

    Je suis bien d’accord (et les « autrichiens » aussi) « un grand nombre de phénomènes économiques réels ont des caractéristiques trop éloignées de ce modèle pour que celui-ci permette de les analyser. ». Mais ça veut dire qu’il faut aussi modéliser et étudier ces autres phénomènes pour avoir une image complète de la réalité, et ça n’enlève rien à la validité des conclusions de l’étude du modèle choux-carottes.

    OK les orthodoxes reviennent progressivement vers le réalisme, et j'applaudis volontiers, mais le cadre général reste très présent. Cela dit, à force d’être torturé, il finira bien par s’effondrer, et je pense que le plus tôt sera le mieux. C’est pourquoi j’essaie d’en être (à mon échelle) l’un des bourreaux.

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  3. "La parabole des choux et des carottes me semble fondamentale pour deux raisons : le cas abstrait qu’elle illustre représente des cas concrets très fréquents, et elle peut elle-même servir de base à l’étude d’autres cas."

    La parabole des choux et des saucisses est fondamentale car elle permet de souligner un phénomène particulier : l'échange consenti est mutuellement avantageux. Le fait de réfléchir à ce phénomène via cette parabole permet de porter un regard plus intelligent sur tout un tas d'autres situations, comme par exemple les achats en grande surface. Que le prix soit fixé d'avance dans cette situation est, d'une certaine manière, sans intérêt, puisque dans cette situation comme dans celle des brouettes, le commerçant gagne à ce que je lui échange mon billet de 10 euros contre des saucisses, et je gagne à ce qu'il me donne des saucisses en échange de mes 10 euros.

    Ce que je veux vous faire admettre (mais je n'arrive pas à me faire comprendre), c'est que votre exemple de brouettes est à la fois vraiment irréaliste, et vraiment important. Il est irréaliste car la plupart des échanges économiques ont des tas de différences, éventuellement importantes, avec cette parabole. Il est pourtant vraiment important, parce qu'au delà de ces différences, il nous apprend quelque chose sur un grand nombre de situations d'échange.

    Maintenant, imaginez qu'un agriculteur lise votre livre, et vous interpelle en disant que les marchés agricoles tels qu'il les connait sont à mille lieux de votre paraboles des choux et des saucisses, vous serez en droit de lui répondre que ce qui vous intéresse, dans cet exemple, n'est pas de décrire précisément le fonctionnement des marchés agricoles dans leur complexité, mais de mettre en lumière de la façon la plus claire possible un résultat contre-intuitif : dans une société d'échange, chacun reçoit plus qu'il ne donne.

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  4. Je crois que le seul point de différence qui nous reste est la définition précise de l'adjectif "réaliste", pour autant qu'une telle définition soit possible. Comme disait Marshall (toujours lui, ça nous change de Mises...) "most of the chief distinctions marked by economic terms are differences not of kind, but of degree."

    Quant à l'agriculteur, je lui répondrais en plus : maintenant, regardons ensemble les marchés agricoles et voyons quels sont les points communs et les différences avec le modèle choux-saucisses. (va-t-il atteindre la célébrité, celui-là ?)

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  5. "Quant à l'agriculteur, je lui répondrais en plus : maintenant, regardons ensemble les marchés agricoles et voyons quels sont les points communs et les différences avec le modèle choux-saucisses."

    Comme Acemoglu. Comme il l'explique dans l'extrait incriminé, dans sa recherche, il fait des modèles de choux-saucisses, pour faire réfléchir à des principes généraux, sur son blog, il applique ces principes à des cas réels, d'actualité ou historiques, y compris en se demandant dans quelle mesure ces cas s'éloignent des idéalités théoriques.

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