lundi 1 mars 2010

Un exercice (élémentaire) d'économie monétaire

Le forum Econoclaste propose cet exercice aux élèves de 1ere année d’économie monétaire : « Anne et Bernard sont sur une île. Une monnaie va-t-elle émerger suite à leurs échanges ? »
Je propose ici une réponse, qui peut servir à faire comprendre au grand public (et pas seulement aux élèves de 1ere année d’économie monétaire) quelques notions fondamentales liées à la monnaie. Et pour que ça dépasse un peu le niveau de première année, j’y ajouterai une deuxième question : « généralisez au cas d’un grand nombre de personnes ».


Pour la première question, il faut bien sûr supposer qu’au début de l’exercice, Anne et Bernard n’ont aucune notion de monnaie.
Anne et Bernard peuvent s’organiser  de plusieurs façons. Ils peuvent décider de vivre chacun de son côté, chacun subvenant entièrement à ses besoins. Il ne font pas d’échanges, et n’ont donc pas besoin de monnaie. Nous appellerons cette situation l’autarcie.
A l’opposé, ils peuvent se mettre en couple et tout partager sans compter. Comme ils ne comptent pas, ils n’ont pas besoin non plus de monnaie. Nous appellerons cette situation la communauté.
Ils peuvent aussi décider de se rendre des services, tout en restant à chaque instant libres de le faire ou non. Nous appellerons cette situation la société.
Dans ce dernier système, Anne et Bernard voudront probablement conserver une trace des services qu’ils se sont rendus, ne serait-ce que pour savoir si la situation est équitable, ou si l’un est redevable à l’autre, et dans quelles proportions. Comme ces services ont des importances très différentes, ils doivent convenir d’une unité de valeur (ou de compte), et de la valeur dans cette unité de chaque service qu’ils se rendent. Ils ouvriront un registre avec une colonne pour chacun, et quand l’un rendra un service à l’autre, ils en inscriront la valeur dans la colonne correspondante. Ils pourront ainsi voir en permanence lequel est débiteur de l’autre, et a donc le droit de lui demander un service.
Pour éviter d’avoir à tenir et à consulter régulièrement ce grand registre, ils peuvent matérialiser leur unité de valeur par un objet matériel. Chaque fois que l’un rend un service à l’autre, ce dernier lui remet une quantité de cet objet égale à la valeur du service que le premier lui a rendu. A chaque instant, chacun détient une quantité de cet objet qui représente la différence entre la valeur des services que l’autre lui a rendus et la valeur des services qu’il a rendus à l’autre, et donc la valeur des services que l’autre lui doit et qu’il peut obtenir en échange de cet objet.
Puisque tous les échanges entre Anne et Bernard font intervenir cet objet, il s’agit bien d’une monnaie. L’objet qu’ils ont choisi remplit bien en effet les trois fonctions d’une monnaie : moyen d’échange, unité de compte, réserve de valeur. Mais il faut bien voir qu'il ne s'agit que d'une façon commode de tenir leurs comptes, et que leurs échanges eux-mêmes se passeront de la même façon qu'avec la méthode du registre.

Donc oui, une monnaie peut émerger, mais il est impossible de dire si elle émergera ou non. Ça dépend en particulier des relations affectives entre Anne et Bernard, ainsi que de leur imagination. Cette impossibilité de faire des prévisions certaines est une limitation intrinsèque aux sciences humaines.

Digression : Quel genre d’objet Anne et Bernard vont choisir pour leur servir de monnaie ?
- Premièrement, il faut qu’il existe en de nombreux exemplaires identiques, pour pouvoir représenter les différentes valeurs des services que se rendent Anne et Bernard.
- Deuxièmement, il faut qu’il ne soit pas périssable, pour que chacun puisse le conserver aussi longtemps qu’il le souhaite.
- Enfin, il faut qu’on ne puisse pas en obtenir autrement qu’en rendant un service à l’autre, donc qu’il soit impossible d’en créer de nouveaux. Sinon, si c’était par exemple de simples cailloux, chacun pourrait en ramasser autant qu’il le veut pour obtenir de l’autre des services sans contrepartie.
Et pourtant il faut bien commencer, et donc il faut qu’une certaine quantité de cet objet existe avant qu’Anne et Bernard commencent à l’utiliser comme monnaie. Ils peuvent soit trouver quelque chose qui existe en quantité limitée et qui n’appartient à aucun des deux, et se le répartir à parts égales, soit fabriquer des instruments spécifiques facilement identifiables et convenir qu’ils n’en créeront plus, soit choisir quelque chose que les deux possèdent, mais dont il est impossible de créer de nouveaux exemplaires (donc vraisemblablement ce qu’ils possèdent de plus précieux puisqu’ils s’en sont approprié tout ce qui existe).

Passons maintenant à la deuxième question : « généralisez au cas d’un grand nombre de personnes ».
Pour un nombre de personnes supérieur à deux, les mêmes choix d’organisation sociale sont théoriquement possibles.
Passons sur les deux modèles où la monnaie n’a aucune raison d’exister. Le modèle autarcique est en fait la négation de la société. Le modèle de la communauté reste possible, et sera très probablement le premier adopté si de nouvelles personnes viennent s’ajouter à un groupe fonctionnant déjà sur ce modèle. Mais il atteindra vite ses limites, car il exige que les personnes soient liées ou par des liens affectifs très forts, ou par une autorité contraignante, ou plus généralement les deux. Au fur et à mesure que le groupe grandira en taille, les liens affectifs se distendront et le groupe ne pourra subsister que si l’autorité devient de plus en plus contraignante, ce qui provoquera probablement l’éclatement du groupe en groupes indépendants.
Une société fonctionnant grâce à des comptes centralisés poserait des problèmes pratiques redoutables : comment tenir ces comptes pour un grand nombre de personnes, et comment permettre à chaque personne de les consulter à volonté ? Ce modèle n’a jamais existé dans la réalité. Pour des groupes importants, il évoluerait probablement vers une centralisation non seulement des comptes eux-mêmes, mais des décisions d’échange, qui relèveraient alors d’une autorité centrale suffisamment forte pour les imposer. C’est d’une certaine façon le régime de la planification centralisée.
Au contraire, le système monétaire peut fonctionner quelle que soit la dimension de la société. De plus, en décentralisant les échanges et en permettant à chacun de se déterminer sans recourir à une instance centrale, l’utilisation de la monnaie est un facteur essentiel de liberté. Enfin, l’utilisation de la monnaie  permet les échanges indirects multilatéraux : si Anne rend un service à Bernard qui lui remet en échange de la monnaie, Bernard peut maintenant proposer cette monnaie à Claude en échange d’un service, et Claude pourra à son tour la proposer à Dominique, etc. L’utilisation de la monnaie rend possible des échanges de services qui ne se seraient pas produits autrement, alors que dans une société réduite à deux personnes, elle ne modifie pas les échanges qu’elles sont capables et désireuses de faire.
L'utilisation de la monnaie est donc nécessaire à la coopération sociale étendue à l'intérieur de groupes de grandes dimensions, et donc au progrès technique et social.
De fait, les humains ont d’abord vécu en petits groupes fonctionnant en communauté (famille, clan, tribu), au sein desquels les individus sont liés par des liens affectifs de type familial, entretenu par des rituels de nature religieuse, et généralement soumis à une autorité forte (le père, la mère, le chef de clan ou de tribu). En revanche, les relations entre communautés ont fonctionné selon le modèle autarcique, chaque communauté subvenant à ses propres besoins. Cet état primitif reste d’ailleurs celui d’une grande partie de l’humanité, y compris à l'intérieur même de sociétés avancées, et certains soi-disant penseurs voudraient nous y voir revenir.
Dans cette forme de société ont émergé d’une part des unités de compte à l’usage interne de chaque communauté, et d’autre part des monnaies pour les échanges entre communautés, dont l’usage était évidemment réservé à la petite minorité des individus qui étaient en rapport avec les autres communautés, c’est-à-dire les chefs et les marchands. Comme les relations entre communautés étaient d’abord rares et méfiantes, les instruments d’échange devaient avoir une valeur intrinsèque universelle, ce qui a renforcé le choix des matières précieuses.
L’usage de la monnaie s’est ensuite généralisé en réponse à deux motivations profondes des individus :
- s’affranchir de la contrainte exercée par les pouvoirs au sein des sociétés de forme tribale,
- commercer librement avec des individus appartenant à d’autres communautés.

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