jeudi 11 novembre 2010

Orthodoxie et hétérodoxies - sur un papier de Bernard Walliser

Le 4 novembre, au Cercle d’Epistémologie Economique d’Annie Cot, Bernard Walliser a présenté un papier très intéressant intitulé « La cumulativité du savoir en économie ». Je voudrais ici réagir au raccourci de l’histoire de la pensée économique par lequel se termine ce papier, et que je résume en extrayant quelques paragraphes :


3.1. La cohabitation de paradigmes (1870 -1950)
Cette première période se caractérise par la coexistence de paradigmes multiples, nés en des moments et en des lieux différents. Ainsi, voit-on se développer et se diffuser successivement le paradigme classique, le paradigme autrichien, le paradigme marxiste et le paradigme keynésien.
3.2. Le règne des modèles (1950-2000)
Cette deuxième période voit une convergence progressive des paradigmes concurrents vers une synthèse néo-classique. D’une part, la théorie des jeux, qui vient d’être mise au point fournit d’emblée un cadre générique d’analyse des interactions sociales. D’autre part, les paradigmes keynésien et marxiste, sinon autrichien, se voient réinterprétés dans le cadre classique devenu dominant, non sans une ‘réduction’ plus ou moins brutale. En sens inverse, cette synthèse néo-classique devient beaucoup plus molle et nuancée dans les principes qu’elle affirme. Le modèle d’équilibre concurrentiel est tempéré par l’introduction d’une concurrence imparfaite, d’une information imparfaite, de rendements croissants et d’externalités. Même la théorie des jeux se diversifie par l’introduction dans une première vague du temps et de l’incertitude, puis dans une seconde vague des croyances ou de l’apprentissage des joueurs.
3.3. L’essor des expérimentations (2000 -….)
Cette troisième période ne voit plus d’affrontements véritables entre paradigmes, l’orthodoxie ayant assimilé la plupart des hétérodoxies. S’il apparaît toujours des ‘programmes de recherches’ novateurs, ils se développent sur les marges de l’économie dominante et en constituent des extensions plus que des contradictions. Il en est ainsi du programme cognitiviste, qui met l’accent sur les croyances des acteurs, du programme évolutionniste qui insiste sur les processus d’apprentissage et d’évolution, et du programme institutionnaliste, qui met en avant le rôle organisateur des institutions. L’économie orthodoxe s’amollit elle-même en adoptant des spécifications de plus en plus faibles de ses principes (rationalité limitée, équilibres diversifiés). Le modèle walrasien de concurrence pure et parfaite peut encore servir de modèle de référence, mais il ne constitue plus le noyau dur de la discipline. Quant à la théorie des jeux, son rôle de cadre ontologique général en perpétuelle évolution n’est plus désormais contesté dans son esprit.


J’ai pu constater que le constat de Walliser « l’orthodoxie [a] assimilé la plupart des hétérodoxies » est partagé par bien des économistes « mainstream », qui en font un grand sujet de fierté et pensent avoir ainsi définitivement vaincu toutes les hétérodoxies.

Mais il faut y regarder de plus près. D’abord, toutes les hétérodoxies n’ont pas le même statut. L’orthodoxie actuelle est héritière de la « synthèse néoclassique » opérée dans les années 1930 entre une source principale walrasienne, la théorie de l’équilibre général, et une source secondaire keynésienne qui a instauré la séparation entre macro-économie et micro-économie. Faire commencer l’histoire en 1870 occulte le fait que la tradition walrasienne s’est constituée en rupture avec la tradition classique qui lui préexistait, et dont la tradition autrichienne devenue hétérodoxe a conservé les principes. Rappelons aussi que la tradition marxiste, également considérée comme une hétérodoxie, est née en 1848 dans la continuité d’une partie de l’école classique anglaise, et existait aussi avant la naissance de ce qui est devenu l’orthodoxie actuelle.

Le mécanisme que décrit Walliser « L’évolution des modèles économiques procède par généralisations successives, selon deux processus parallèles. D’une part, un ‘affaiblissement’ du modèle le dote d’une spécification plus faible (introduction de nouvelles variables, forme analytique plus générale), l’ancien modèle devenant un cas particulier du nouveau » est le schéma kuhnien dans lequel on découvre des faits nouveaux incompatibles avec l’orthodoxie du moment, et où le modèle orthodoxe existant est modifié pour rendre compte de ces faits nouveaux.

Mais la liste que donne Walliser d’éléments un temps hétérodoxes qui ont été intégrés dans la pensée orthodoxe – la concurrence imparfaite, l’information imparfaite, la rationalité limitée, les rendements croissants, les externalités, le temps, l’incertitude, les croyances, l’apprentissage – ne sont nullement des faits nouveaux, mais des faits qui étaient connus depuis des siècles et pris en compte par les économistes classiques et que l’économie walrasienne avait éliminé de son champ de vision. Nous n’avons pas ici une hétérodoxie qui apparaît postérieurement à l’orthodoxie, et est absorbée par elle conformément au schéma kuhnien, mais un paradigme qui préexistait à l’orthodoxie actuelle et était même l’orthodoxie de l’époque, et a été ultérieurement refoulé dans l’hétérodoxie par ce qui est devenu la nouvelle orthodoxie.

Autrement dit, cette assimilation progressive des hétérodoxies est en réalité un mouvement de retour vers les positions classiques. Vis-à-vis de ce mouvement, l’« hétérodoxie » autrichienne joue un rôle très particulier. Lors de l’acte fondateur du marginalisme des années 1870, Menger s’est opposé à Walras, qui voulait refonder l’économie sur de nouvelles bases, alors que Menger restait fidèle aux conceptions épistémologiques des classiques. Ses successeurs allaient préciser et affirmer ces conceptions face au paradigme walrasien, jusqu’à leur donner une expression radicale avec Mises. Les positions initiales de l’orthodoxie actuelle et les positions autrichiennes s’opposaient alors frontalement. Dans le mouvement que décrit Walliser, les positions orthodoxes actuelles se situent quelque part entre les anciennes positions walrasiennes et les positions autrichiennes, et se rapprochent progressivement de ces dernières.

D’où un certain nombre de questions :

Jusqu’où le mouvement en cours se poursuivra-t-il ? Jusqu’où peut aller l’assimilation des hétérodoxies par l’orthodoxie ? Ira-t-on jusqu’à revenir sur ces questions fondamentales aux positions autrichiennes exprimées par Mises ? Et quel que soit le point d’arrivée, qu’aura-t-on gagné à ce gigantesque détour d’un siècle ?

Ou butera-t-on sur un noyau dur d’incompatibilités ? Qu’est-ce qui constitue le noyau dur de la nouvelle orthodoxie ? En a-t-elle-même un qui ne puisse en aucun cas être remis en cause ?

(On pourrait d’ailleurs se poser la même question à propos du marxisme, qui préexistait lui aussi à l’orthodoxie du XXe siècle et était également un héritier direct d’une partie de l’école classique, anglaise cette fois, alors que l’école autrichienne est héritière de l’école classique française.)

En première analyse, on peut penser que cet hypothétique noyau dur contient les caractéristiques de l’orthodoxie dont Walliser écrit qu’elles sont des « conditions particulièrement favorables à la cumulativité du savoir ». A quel point ces caractéristiques sont-elles compatibles avec les « hétérodoxies » qu’elles permettent d’assimiler, à commencer par les thèses classico-autrichiennes ?

1. « la représentation du système économique en termes de coordination entre acteurs. »
Pas de différence avec la position autrichienne qui prône l’individualisme méthodologique. Mais pour être complètement compatible l’orthodoxie devrait renoncer à la dichotomie micro-macro et considérer les phénomènes sociaux (macro) comme émergents des actions individuelles (micro), toute l’économie étant dans le passage d’un niveau à l’autre.

2. « Toute situation observable est invariablement analysée comme un état d’équilibre temporaire entre des agents supposés suffisamment rationnels. »
Ici, il semble y avoir une différence de fond, la tradition autrichienne considérant les situations d’équilibre comme de simples constructions imaginaires non réalisables et ne faisant aucune hypothèse de rationalité des agents. Mais cette différence n’est qu’apparente. L’usage des termes « équilibre » et « rationnel » par l’orthodoxie est de plus en plus un abus de langage. Si l’équilibre est temporaire et peut se déplacer d’un moment à l’autre, et si la « rationalité » devient de plus en plus limitée, il vaudrait mieux dire « Toute situation observable est analysée comme un état résultant des actions des agents mus par leurs motivations individuelles », ce qui est la position autrichienne.

3. « Les transformations des biens comme les transactions sur les biens se présentent comme des opérations aux caractéristiques facilement observables. »
« Surtout, toutes les données élémentaires sont prétraitées pour donner naissance à des ‘faits stylisés’, qui sont autant de régularités empiriques auxquelles satisfont les données. Il peut s’agir aussi bien de trends ou de cycles réguliers dans l’évolution des grandeurs, que de corrélations apparentes entre diverses grandeurs. »
Les autrichiens sont d’accord sur la première phrase, mais pensent que l’observation ne doit pas porter uniquement sur les phénomènes sociaux pour en déduire des faits stylisés. L’économiste doit aussi observer les actions individuelles pour établir des faits bruts. Plus précisément, les faits stylisés font parte de l’explanandum, alors les faits bruts de l’action individuelle, dont l’étude est ce que Mises appelle « praxéologie », forment l’explanans de l’économie. Sans cette solide assise, toutes les théories économiques reposent sur du vide. C’est une différence fondamentale entre les sciences de la nature et les sciences humaines que soulignent les autrichiens, comme les classiques : dans les sciences de la nature, l’explanans n’est pas observable ; dans les sciences humaines il l’est en partie, et il serait absurde de se priver de cette connaissance.
Certes, les économistes pourraient se dispenser de réinventer la roue à travers de pseudo-disciplines comme la « neuro-économie », et accepter de se reposer sur les autres sciences comme la psychologie. Mais l’important est que l’économie retrouve des fondements solides, sous la forme d’un modèle de l’être humain cohérent avec la réalité observable, ce vers quoi la poussent à la fois « l’essor des expérimentations » et le « rapprochement de l’économie avec les autres sciences sociales » qu’annonce Walliser.

4. « la méthodologie consensuelle à base de schémas conceptuels exprimés dans un langage formel. »
C’est le point sur lequel l’écart est le plus grand, sachant que le langage formel auquel pense Walliser est celui des mathématiques, alors que pour les autrichiens comme pour les classiques, l’usage des mathématiques est inapproprié, fondamentalement parce que les grandeurs économiques ne sont pas mesurables. Mises va jusqu’à écrire : « The mathematical method must be rejected not only on account of its barrenness. It is an entirely vicious method, starting from false assumptions and leading to fallacious inferences. Its syllogisms are not only sterile; they divert the mind from the study of the real problems and distort the relations between the various phenomena. » [Human Action, XVI, 5]
Il faut noter que bien des développements récents que salue Walliser – le programme cognitiviste, le programme évolutionniste, le programme institutionnaliste – n’ont pas la même révérence que le « mainstream » envers les mathématiques, et que beaucoup s’en passent. Que l’orthodoxie ne consente à les assimiler que si elle arrive à en donner une formulation mathématique (« Un principe affaibli n’est cependant introduit que sous deux conditions nécessaires: faire l’objet d’une formalisation satisfaisante; conduire à des conséquences originales. ») prouve l’attachement des orthodoxes à cette formulation, mais peut être interprété comme un simple rite de passage, qui se paye d’ailleurs par une très nette restriction des idées proposées par ces courants.

Ce mouvement d’assimilation des hétérodoxies et de retour à un modèle réaliste de l’être humain fera nécessairement ressurgir l’observation des classiques, affirmée avec force par les autrichiens, qu’en économie le plus fondamental et le plus important n’est pas quantifiable, ce qui fonde le dualisme méthodologique et le refus de la formalisation mathématique.

In fine, sans aller jusqu’à la condamnation sans appel de Mises, les mathématiques seront enfin prises pour ce qu’elles sont : un simple outil, approprié à certains usages et pas à d’autres, et qu’il convient d’utiliser avec prudence et circonspection.

La boucle sera alors bouclée, et on pourra rêver aux progrès qu’aurait pu faire l’économie si les meilleurs esprits qui s’y sont consacrés ne s’étaient pas laissé égarer par Walras et ses émules.

4 commentaires:

  1. Très bon article M. Dréan !

    Une remarque cependant : ce n'est pas la nécessité de quantifier qui fonde la modélisation, mais le caractère pratique des maths. C'est un langage ; il permet en tant que tel de simplifier l'exposition des idées et d'éviter la rhétorique que peut recéler l'utilisation du langage courant.

    Je cite Jean-Edouard Colliard du blog mafeco :

    "La justification à la mode de l’usage des mathématiques dans l’économie théorique est qu’il permet de s’assurer que l’on ne se contredit pas . Mais, que l’on parle français ou mathématique, il reste un moyen très simple de ne pas se contredire : c’est de ne pas envisager les arguments qui ne vont pas dans votre sens (comme dans notre deuxième modèle). Les mathématiques ne garantissent aucunement qu’on ne laisse pas exogène un aspect du problème qui devrait être pris en compte, elles ne sont pas non plus un critère de scientificité. Elles sont juste (parfois) pratiques."

    RépondreSupprimer
  2. Ce qui fonde le rejet des mathématiques par les classiques et les autrichiens est beaucoup plus profond : c'est que les lois fondamentales de l'économie ne peuvent pas prendre la forme de relations numériquement exactes entre des grandeurs quanfifiables. Et en utilisant quand même les maths, on fait nécessairement des hypothèses (généralement implicites) contraires à la nature même des phénomènes économiques.

    Sinon, je suis assez d'accord avec votre citation de J-E. Mais si les maths ne sont qu'un langage commode, ça ne peut être qu'un instrument de communication entre gens compétents en mathématiques, certainement pas un instrument de communication générale et encore moins un moyen de démonstration.

    Et je crains que la position mesurée de J-E ne soit plutôt minoritaire chez les économistes.

    RépondreSupprimer
  3. Pourriez-vous, s'il vous plait, m'indiquer quelles sont les hypothèses contraires à la nature des phénomènes économiques que l'on fait lorsque l'on utilise les maths ?
    Car, me semble-t-il, dire "la dérivée de la fonction d'utilité par rapport à X1 est négative donc l'utilité marginale de x1 est décroissante" renferme fondamentalement le même message que "à mesure qu'augmente la quantité de bien x1 dont dispose l'agent, il alloue ces quantités à des fins jugées moins importantes sur son échelle de valeur". Il me semble qu’il n’y a pas dans la première proposition "de relations numériquement exactes entre des grandeurs quantifiables" ; l’utilité étant chez les néoclassiques une grandeur ordinale et non point cardinale.

    RépondreSupprimer
  4. Fastoche!

    Le simple fait de parler de dérivée implique l'hypothèse qu'on a affaire à des fonctions dérivables, donc ici que l'utilité d'un bien peut être représentée par une fonction continue et dérivable de la quantité. Plus généralement, l'hypothèse de continuité (mais pas celle de dérivabilité) est implicite dès qu'on parle d'intersections de courbes, en particulier de racines d'une équation (abscisses des intersections avec l'axe des X).

    Plus profondément encore, la théorie néoclassique du consommateur postule que celui-ci dispose de fonctions d'utilité (ou de courbes d'indifférence selon les écoles) qui existent ex ante avant qu'il fasse ses choix, et postule aussi plus ou moins implicitement qu'elles sont stables dans le temps. Même Samuelson a critiqué cette hypothèse avec sa théorie des préférences révélées.

    Aucune de ces hypothèses n'est nécessaire pour la formulation "à mesure qu'augmente la quantité de bien x1 dont dispose l'agent, il alloue ces quantités à des fins jugées moins importantes sur son échelle de valeur". Et bien sûr, aucune n'est vérifiée dans la réalité.

    RépondreSupprimer